Les journalistes aussi...
Cette
enquête, réalisée par Lionel Okas, est parue en avril 2004 dans le Monde
Diplomatique. Elle met en lumière le décalage du discours tenu par les
médias par rapport à la précarité - un discours dénonciateur -, et la
réalité de la profession, où les jeunes précaires y sont légions et
servent de bouche-trous. A lire absolument.
Souvent très diplômés, des intérimaires de l’information sont réduits au rôle de soutiers du service public, multipliant les contrats temporaires de Brest à Bastia. Au moment où les journaux de France-Inter relataient le mouvement des intermittents du spectacle et évoquaient les abus de ce statut perpétrés par certaines entreprises de l’audiovisuel, on apprit même que les standardistes de France-Inter étaient souvent... des intermittents du spectacle. Le «Silence, on tourne !» prend un autre sens. « Je fais mon petit racolage auprès de chaque chef, explique une journaliste pigiste (1). Il faut appeler ou se montrer tout le temps. La qualité du boulot ne compte que pour 50 % ; le reste, c’est du relationnel. » Depuis qu’elle a fini ses études (Sciences-Po et Centre de formation des journalistes) (2), elle multiplie les contrats à durée déterminée (CDD) dans les stations régionales et nationale de France 3. Ils sont environ mille à « tourner » comme elle sur Antares, le planning de la chaîne, et environ cent cinquante sur celui de Radio France. Souvent prévenus quelques jours, voire quelques heures avant chaque contrat, ces journalistes précaires servent de pompiers volants aux feux brûlants de l’actualité. « Les journalistes titulaires génèrent des besoins de remplacement, estime un cadre de Radio France, où les gestionnaires du système refusent de s’exprimer officiellement. Femmes enceintes, congés, RTT... il faut bien remplir les cases dans les tableaux de service. »
Tanner le cuir...
Ce besoin permanent de bouche-trous s’accompagne d’un discours managérial : c’est «l’école après l’école», « l’antichambre » de l’emploi stable. « Le parcours en CDD est un complément de formation »,
avance Bernard Creutzer, responsable du planning de Radio France entre
1998 et 2002. Un ancien dirigeant de cette maison renchérit : « Il faut tâter du réseau pour faire ses preuves. Ça tanne un peu le cuir. » Et certains précaires, souvent les plus jeunes, adhèrent : « Je vois ça comme un tour de France, avec des étapes, nous raconte l’un d’eux. C’est enrichissant, on continue à apprendre.»
Derrière cette culture d’entreprise résident des contraintes plus terre à terre. France 3 et Radio France sont surveillées par leurs autorités de tutelle : le ministère de l’économie et des finances tient les cordons de la bourse, tandis que celui de la culture rappelle les exigences de contenus. Les dirigeants se réfugient derrière ces « contraintes de gestion » pour justifier du nombre d’emplois temporaires. « Une entreprise a des limites. Elle a un budget. La tutelle surveille le nombre de journalistes comme le lait sur le feu », répète-t-on à Radio France.
Titularisé apres dix ans de precarité
Même
si le précaire présente l’avantage, pour l’entreprise, d’être toujours
payé sur la même base, sans progression de carrière pendant plusieurs
années, l’argent ne serait pas le seul problème. Avec les frais de
mission, le treizième mois, les congés payés, « un CDD qui travaille à l’année coûte autant qu’un jeune CDI »,
estime un membre du SNJ-CGT titularisé après dix ans de précarité.
Alors à quoi servent ces systèmes ? Un habitué d’Antares esquisse une
réponse : « Un précaire pose moins de questions. Il est plus disponible, plus docile. »
Il ne conteste pas les choix éditoriaux. Il passe systématiquement
après les titulaires dans la répartition des sujets à traiter et
ramasse donc les miettes. Il ne rechigne pas à travailler les jours
fériés, à traverser la France en une nuit pour rejoindre une autre
station et l’hôtel Formule 1 attenant.
Mais on ne prend pas n’importe qui : il devient de plus en plus difficile de pénétrer ces viviers sans le diplôme d’une école reconnue (3) qui, le plus souvent, recrute des élèves qui ont déjà des licences ou des diplômes d’un institut d’études politiques (IEP). Cinq années d’études après le bac ne semblent donc pas de trop pour réaliser un « point-route » par quart d’heure sur la toute nouvelle « Cityradio de Paris » lancée par Radio France. Certains se voyaient dénicheurs d’affaires d’Etat ou reporters de guerre ; ils sont plus souvent cantonnés, en début de carrière, au rôle d’OS de l’info de proximité. A ce décalage permanent, qui alimente bien des frustrations, s’ajoute ce qu’Anne et Marine Rambach appellent « le fossé entre la reconnaissance sociale qui les entoure et leur condition réelle (4) » d’existence. Quelle ne serait pas la surprise de ce généreux restaurateur offrant une bouteille de champagne à une présentatrice du « 19-20 » local de France 3 s’il venait à apprendre que sa star enchaîne les contrats à durée déterminée depuis plus de cinq ans !
Huit reportages sur douze par des CDD
Pour
veiller à la bonne conduite de son armée de réserve, Radio France
demande au rédacteur en chef un rapport –« évaluation », dans la
terminologie officielle– à l’issue de chaque contrat dans une station
locale. Le document vise à « déterminer l’évolution du profil professionnel en termes de compétences »,
selon les termes de Bernard Creutzer. Pour les syndicats, ce rapport
incarne l’arbitraire. La moindre remarque négative sur le comportement
peut en effet signifier la mise à l’écart : « Les fainéants, les emmerdeurs, en CDD on peut leur dire : “c’était le dernier” », ne cache pas un ancien rédacteur en chef d’une radio locale.
Selon les syndicats de France 3, en moyenne huit reportages sur les douze du « 19-20 » (5) seraient fabriqués par des CDD ou des jeunes récemment titularisés. Mais qualité rime difficilement avec précarité : « Comment avoir un regard pertinent sur l’actualité alors que tu changes de région comme de chemise ?, interroge un pigiste. Une fois, j’ai même confondu le préfet et le député sur un problème qui agitait pourtant la ville depuis des mois. »
En même temps que les entreprises de service public ont recours à des salariés précarisés, elles remplissent des « placards » au gré des changements de direction. « Dans la culture du service public, on ne met pas les titulaires inutilisés à la porte, résume Me Michel Henry, avocat en droit social. Donc c’est grâce aux précaires que les directions retrouvent des marges de manœuvre. » L’avantage est énorme. Si l’activité baisse ou l’argent manque, l’appel aux occasionnels diminue. Pas de plan social, pas d’indemnités de licenciement, pas de mauvaise publicité pour la maison. La gestion est plus souple.
Le code du travail bafoué
Si beaucoup enchaînent les CDD pendant des mois, voire des années, cela n’a rien à voir avec une prétendue « hausse de l’activité »
: les journaux télévisés ou radio ont lieu quotidiennement ; les
fabriquer requiert un nombre d’équipes stable et prévisible. Ce sont
bien des postes de travail permanents qui se trouvent occupés par une
succession de travailleurs occasionnels. De tels systèmes s’apparentent
à des « agences d’intérim » internes, au point que France 3 a forgé le
terme d’« occasionnels réguliers » pour désigner cette population qui fait « peser un risque juridique ».
L’ingéniosité du dispositif a permis que l’inspection du travail ne le
comprenne pas aussitôt. Les inspecteurs constataient la légalité des
motifs de recours aux CDD (remplacement d’un titulaire absent, renfort
pour surcroît de travail...) et n’y voyaient rien à redire. « Puis, comme le raconte Me Joyce Ktorza, avocate en droit social,
ils ont demandé à voir les tableaux de service sur plusieurs semaines
et se sont rendu compte que des postes de travail permanents étaient
durablement pourvus par des précaires. » Or, en vertu de l’article L.122-1 du code du travail, «
le CDD, quel que soit son motif, ne peut avoir ni pour objet ni pour
effet de pourvoir durablement un emploi lié à l’activité normale et
permanente de l’entreprise ». C’est là que réside l’illégalité,
car, si les CDD n’ont pas pour objet de pourvoir durablement des
emplois permanents, l’effet qui en résulte est bien celui-ci.
« rationaliser la précarité »
Ce
dont le Mouvement des entreprises de France (Medef) rêve, Radio France
et France 3 le font tous les jours. Les systèmes de précarité qu’ils
ont bricolés participent à la remise en cause de la clé de voûte de la
plupart des droits inclus dans le code du travail : le contrat de
travail à durée indéterminée (CDI). L’inventivité de la machine à
non-titulariser n’a pas de limites. « Des trésors d’ingéniosité sont déployés pour rationaliser la précarité », constate le sociologue Alain Accardo (6).
De régime d’exception dans le code du travail, le CDD est devenu un volet majeur de la politique de l’emploi de ces entreprises, le vivier quasi exclusif de recrutement en CDI. En vingt ans, les effectifs de journalistes à France 3 ont presque doublé, à la faveur de titularisations de précaires. A Radio France, à l’occasion du passage aux 35 heures, cinquante-cinq postes ont été créés et pourvus par des journalistes du planning. Mais il n’existe aucune règle claire sur le temps passé à « tourner ». Pour espérer être un jour embauché définitivement dans l’audiovisuel public, le journaliste doit accumuler les CDD... pour une durée indéterminée.
Résultat : la pression monte, et lors de chaque grève la direction négocie des vagues de requalification des CDD en CDI –jusqu’au prochain conflit. « Les syndicats se satisfont d’accords en dessous de la loi », déplore Me Joyce Ktorza. Le SNJ de Radio France a par exemple proposé une « charte des CDD », qu’il qualifie d’« avancée majeure » (7). Elle impliquerait, par exemple, que la direction se prononce rapidement sur l’« intégrabilité » du journaliste précaire (sa probabilité d’intégration en CDI). On se demande pourquoi celle-ci rechigne à accepter une charte de ce genre dès lors que cette déclaration ne l’engagerait à rien (8).
Des prud’hommes rarement saisis
« Le secteur ne s’est jamais plié au droit commun, observe Me Michel Henry. Dans
l’enseignement privé, par exemple, le recours aux CDD était également
une règle dans les années 1980, avant que le système n’explose sous les
coups de boutoir de centaines de jugements aux prud’hommes et de plus de vingt-cinq arrêts de la Cour de cassation. »
Dans l’audiovisuel public, les demandes de requalification devant la
justice tournent à l’avantage du salarié. La chambre sociale de la Cour
de cassation a rendu une trentaine d’arrêts depuis 1991, construisant
une jurisprudence constante et requalifiant systématiquement en CDI les
CDD successifs, quels qu’en soient les motifs. Toutefois, le nombre de
recours aux prud’hommes demeure faible. « La peur de perdre leur travail tenaille les gens dans cette situation », explique Anne Rambach (9). France 3 et Radio France sont les premiers employeurs
de journalistes dans leurs secteurs. Rien n’incite donc les précaires à
saisir la justice : la plupart des procès entraînent très souvent leur
éviction de l’entreprise.
Restent deux solutions. Soit adapter les ambitions aux moyens – le « 19-20 » de 10 minutes. Soit créer un nombre d’emplois stables correspondant aux missions de service public. Autrement dit, se donner les moyens de ses ambitions.
(1) En raison de leur situation professionnelle, l’identité des personnes interrogées n’a pas été indiquée.
(2) L’une des plus réputées des onze écoles de journalisme « reconnues par la profession ». Lire François Ruffin, « Le Centre de formation des journalistes saisi par l’argent-roi », Le Monde diplomatique, février 2003.
(3) A Radio France, les conditions de recrutement des pigistes découlent souvent des « critères Cavada ». Intitulés ainsi en référence à M. Jean-Marie Cavada, PDG de Radio France, ces critères (non officiels) sont : bac + 3 minimum, école de journalisme reconnue par la profession, parler une langue étrangère.
(4) Les Intellos précaires, Paris, Fayard, 2001, p. 19.
(5) Ces chiffres concernent le « 19-20 » précédant septembre 2003 et la nouvelle formule (plus longue) de ce rendez-vous d’information.
(6) Lire Alain Accardo (sous la dir. de), Journalistes précaires, Bordeaux, Le Mascaret, 1998.
(7) Consultable sur le site du SNJ de Radio France
(8) Le 20 janvier dernier, le SNJ de Radio France, de son côté, a bien fait paraître un encart publicitaire dans Libération intitulé « Merci les précaires ! » qui dénonçait le fait que les CDD et pigistes aient été exclus du versement d’une prime de 450 euros. Pourtant, quelques jours plus tard, les syndicats de journalistes déclenchaient une grève au cours de laquelle aucune revendication de l’intersyndicale (SNJ, SNJ-CGT, FO) ne portait sur le système d’organisation de la précarité.
(9) Cf. Anne et Marine Rambach, op. cit.